- MASQUES - Le masque en Océanie
- MASQUES - Le masque en OcéanieL’intérêt pour le masque n’émerge réellement qu’au commencement du XIXe siècle pour s’épanouir dans le courant du XXe siècle. Pendant les deux siècles précédents, l’existence du masque dans les contrées nouvellement découvertes n’est attestée que de manière anecdotique. Les relations de voyage abondent en descriptions de visages et de corps. Ceux-ci sont traités comme radicalement différents des nôtres. Durant le XVIIe et le XVIIIe siècle, toute une caractérologie esthétique se développe autour des traits des visages des habitants des terres lointaines. Au XVIIIe siècle, c’est le visage nu des autres et leur corps qui sont pertinents et, dans ce monde culturel où le masque est quotidien à la ville comme à la cour, les traits sont les plus sûrs garants de la réalité. Dans les opéras et les fêtes qui mettent en scène des «sauvages», le costume – aux éléments symboliques – et la gestuelle des figures marquent l’homme et lui assignent sa place dans l’échelle de l’humanité en vigueur à ce moment.Le masque exotique, charnière entre nous et les autresAu commencement du XIXe siècle, la société de l’Ancien Régime, saturée de masques et de miroirs, bascule dans un monde vidé progressivement de mascarades et de couleurs. C’est le moment où apparaît l’intérêt pour le masque exotique qui va jouer le rôle d’une charnière entre notre monde et les autres. Dans les textes, les termes employés pour désigner le masque servaient auparavant à décrire les visages et les corps. Petit à petit, c’est le masque, dans ces termes, qui va aider à définir les caractères d’une population. Le masque devient la métonymie essentielle pour percevoir l’inconnu qui ne peut qu’être caché dessous. On notera qu’au fur et à mesure que notre société s’assombrit dans son costume, le masque occupe une place de plus en plus grande dans la description de la société exotique. Cette situation va s’amplifier dans le courant du XXe siècle et se faire plus complexe avec la naissance de l’art moderne qui va exacerber la métonymie jusqu’à rendre le masque et la sculpture des autres peuples révélateurs d’une essence créatrice différente. C’est le moment réel de la naissance de ce que l’on appelle l’«art primitif».L’art primitif: art de l’OccidentParler d’un art primitif qui existerait comme un tout dans ses différentes composantes, cela revient à dire que les différences des multiples arts exotiques entre eux sont moins importantes que celles qu’ils entretiennent, à eux tous, vis-à-vis de l’art occidental. Rien n’est plus faux. Les ethnologues s’accordent tous à dire qu’en Océanie, comme en Afrique ou ailleurs, les variations stylistiques sont extrêmes au sein d’un même groupe et que, bien souvent, il faut recourir au niveau de la plus petite unité sociale reconnue pour mener l’analyse ethno-esthétique. Les artistes océaniens, à l’instar de leurs confrères, savent combiner les influences et les apports divers pour affirmer une œuvre qui soit originale. Cela ne se fait pas de manière inconsciente et anonyme mais de façon reconnue. L’art primitif, dans sa cohérence systématique, est un art occidental. Il est à la limite de l’imaginaire de notre pensée et ne correspond à rien dans la réalité.Le discours descriptifLa qualification des œuvres exotiques par une terminologie empruntée à l’histoire de l’art occidental nous éloigne encore de la réalité. On lit souvent que tel masque de Sepik est baroque, que l’art néo-guinéen est expressionniste et que celui de Nouvelle-Irlande est surréaliste ou cubiste. Or ces qualificatifs ne sont pas neutres. Ils se définissent par rapport à un autre matériel et à une autre histoire, et de ce fait sont impuissants à saisir une autre réalité et à en rendre compte. Un tel vocabulaire a des conséquences plus profondes que la simple inadéquation: il gauchit et morcelle les faits et ajoute un écran devant un paysage déjà difficile à percevoir. L’objet vient alors se couler trop parfaitement dans les cadres de la perception esthétique de la société qui le reçoit. On ne peut parler de formes d’art qu’en définissant le champ des valeurs de la société productrice. Toute description simple est impossible, elle aboutirait au paradoxe d’une équivalence absolue d’œuvres formellement semblables mais de significations incomparables. L’œuvre d’un artiste océanien, comme toutes celles des autres artistes, a une signification en elle-même assurément, mais aussi dans ses rapports avec l’ensemble de la production de l’artiste et dans ceux qu’il entretient avec la production de ses confrères du même champ esthétique. Si clair semble-t-il, un masque de Nouvelle-Guinée est pour nous toujours énigmatique.L’étude de ce que l’Occident découvreur a particularisé sous le nom d’art primitif ne peut s’établir dans l’abstrait. Bien souvent, les études menées et la perception acquise concourent à une cohérence interne qui est spécifique de la pensée occidentale. Cette cohérence préjuge des faits et nous la rencontrerons maintes fois sur le chemin des masques. Bien des objets refusent de venir s’intégrer dans les séries stylistiques constituées pour eux. C’est alors qu’apparaît le concept d’objet atypique, objet qui, bien évidemment, n’existe pas. Chaque masque, par exemple, est le résultat d’une liberté et d’une tradition. Le type, s’il existe, n’est que la limite au-delà de laquelle l’œuvre n’est plus lisible par le groupe auquel elle est destinée. La théorie de l’anonymat de l’artiste primitif vient en partie de cette volonté typologique et de la négation de la volonté créatrice de celui qui n’apparaît alors que comme le fidèle reproducteur d’une tradition impérative et contraignante.L’Océanie: rêve, idéologie et réalitésL’Océanie est une entité qui trouve son sens dans l’unité géographique qu’elle sous-tend et dans l’idéologie qu’elle recouvre. Elle représente plus du tiers de la surface du globe, certes, mais ses terres émergées ne couvriraient que le huitième de l’Europe. Sur le million deux cent mille kilomètres carrés de superficie de l’Océanie, la Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Zélande en comptent à elles seules un million. Le reste se répartit en milliers d’îles de toutes tailles.Depuis leur découverte, on a souvent évoqué le paradis terrestre pour décrire les îles du Pacifique et l’Océanie est devenue pour beaucoup le but des rêves d’évasion. L’homme occidental en attend le renouvellement par la vie simple des premiers temps, dans une sorte d’Éden. Depuis Bougainville cette idéologie a été encore raffermie par l’œuvre des peintres et des écrivains qui ont trouvé les sources de leur inspiration dans les mers du Sud: Melville, Conrad, Segalen, Loti, Stevenson, Henri Adams, Gauguin et d’autres encore.Mais la réalité est tout autre lorsque l’on veut bien quitter les rivages et pénétrer plus avant dans les terres et dans la vie des hommes. La vie des Océaniens est plus conforme à l’impression de lourdeur et d’angoisse qui se dégage du ciel plombé et des immenses étendues marécageuses du nord-est de la Nouvelle-Guinée que de celle que donnent les éclatants coloris des îles coraliennes, au demeurant fort pauvres du fait de leur sol calcaire.Dans cet univers, l’art des Océaniens n’est pas un tout que l’on puisse cerner par des barrières rigides et réductrices. Il est difficile de l’enfermer dans une série de définitions même satisfaisantes pour nous. L’art d’Océanie présente une telle richesse d’invention (des objets les plus classiques aux plus modernes) qu’il défie toutes les tentatives de classification. Traiter du masque en Océanie, c’est d’abord ne pas oublier ce hiatus entre les canons océaniens et notre conscience esthétique; c’est ensuite savoir que bien souvent notre perception du masque comme objet ou comme phénomène se réfère plus à notre histoire culturelle qu’à la réalité; c’est enfin admettre que ce qui nous paraît évident dans le domaine des formes ne l’est certainement pas sur le plan du sens.La Nouvelle-GuinéeLa Nouvelle-Guinée est située entre le monde indonésien et le continent australien. C’est une terre de contrastes où les paysages et les climats sont très divers. On y trouve aussi bien des vallées alpestres que d’immenses zones de marécages. Les sommets de certaines montagnes culminent à plus de 5 000 mètres, et dans d’autres régions de l’île, c’est le règne de la savane. Ailleurs, enfin, l’île est parsemée de grandes forêts primaires ou secondaires. Le climat est à dominante tropicale humide mais le relief et la végétation provoquent de grandes variations qui créent des successions de microclimats. La Nouvelle-Guinée est le lieu d’un intense foisonnement végétal, et, si la faune terrestre est relativement pauvre – dominée par le porc semi-sauvage et le casoar – le crocodile envahit littéralement les fleuves et les marais. La faune aérienne est d’une grande variété et d’une infinie richesse: la Nouvelle-Guinée est probablement un des pays du monde où l’on rencontre le plus grand nombre d’espèces d’oiseaux.Diverse sur le plan physique, la Nouvelle-Guinée l’est aussi dans le domaine culturel. Longtemps ignorée, plus encore méconnue, elle est restée pour beaucoup, et à tort, l’objet d’un jugement négatif. Une approche difficile, un climat éprouvant, des populations multiples longtemps opposées aux effets dévastateurs de l’impact européen, expliquent en partie ce jugement.Il est impossible de dresser une synthèse des cultures qui se partagent l’île – on y dénombre plus de sept cents langues pour environ trois millions d’habitants. Une telle entreprise entraînerait fatalement à une réduction alors qu’au contraire les Néo-Guinéens ont, sur un fond effectivement commun, réalisé de multiples formes d’organisation sociale, en expérimentant toutes les variantes possibles des mécanismes sociaux. Il va de soi que, sur le plan esthétique, il est impossible de parler, dans ces conditions, d’un art néo-guinéen. Les styles de la Grande Terre sont multiples et s’influencent réciproquement dans des conditions que nous connaissons encore mal. L’unité vient surtout des matériaux employés, des techniques de base de la création plastique, de la flore et du bestiaire. Si une unité existe, elle se trouve dans le domaine écologique. Les solutions techniques sont diverses et originales, et les créations plastiques, même relevant d’une même unité ethnographique, se laissent difficilement enfermer dans une classification rigide. Nous aborderons donc l’inventaire des cultures néo-guinéennes sous l’angle du masque en amputant pour une bonne part la richesse de la réalité.Les cultures du golfe de Papouasie se caractérisent par la pratique de grands cycles cérémoniels qui ont pour fonction de mettre en accord le monde des hommes et celui des esprits. Ces cérémonies qui groupent un nombre imposant de participants sont très spectaculaires. L’organisation du spectacle, la mise en scène expriment l’ordre des choses et assurent le jeu symbolique. La plupart de ces fêtes intègrent dans leur déroulement l’intervention de masques. Ceux-ci sont parfois de grandes dimensions mais aussi de taille modeste. Il sont faits de tissu d’écorce battue (le tapa ) monté et cousu sur une structure d’osier ou de bambou. Sur le tapa, des petites baguettes d’osier dessinent les éléments du visage et du corps et délimitent des espaces peints. Le tout est bordé par des franges de fibres végétales et de plumes. Les masques évoquent des catégories d’esprits qui, par leur union, même temporaire, posent l’ordre du monde. Quand ils dansent, leurs mouvements répondent à une chorégraphie précise et soigneusement élaborée, qui détermine, dans son développement et dans son organisation, la structure du cosmos et la place des hommes. L’accompagnement musical est donné par des tambours portatifs en forme de sablier décorés d’ornements pisciformes et par les rhombes dont le bruit étonnant est la voix même des esprits. Tout autour des danseurs et de la «Grande Maison commune», on trouve des planches ovoïdes traitées en aplats et en champlevé, qui ne sont pas des représentations de divinités mais des sortes d’ex-voto.Un peu plus au nord-ouest vivent les Asmat. Ils ont mauvaise réputation auprès des Européens qui ne voient en eux que de redoutables guerriers qui pratiquent la chasse aux têtes. Comme dans la plupart des cas, ces jugements négatifs ne sont que le résultat d’une approche incomplète et d’une incompréhension culturelle. Les Asmat accèdent aux diverses périodes de leur existence par des rites de passage où les hommes prouvent leur virilité par des actes de puissance mais aussi par l’assimilation des substances vitales humaines et végétales. Au sein de ce processus s’intègre la chasse aux têtes. Les Asmat fabriquent des masques. Ce sont des sortes de casaques-cagoules faites de coquillages et de dents d’animaux pris dans une vannerie très serrée. Ces masques sont portés en symbole de puissance guerrière et de virilité lors de grandes parades dont la fonction est d’accroître la substance de l’âme masculine. Ici, c’est le sens de l’objet qui dicte la mise en scène.Au nord-est de la Nouvelle-Guinée se trouve l’immense région du Sepik. Le Sepik est un fleuve de près de onze cents kilomètres de long et, dans son bassin comme dans celui de ses affluents, vivent des populations dont l’unité tient aux phénomènes géographiques et au brassage antique et actuel qui s’est réalisé selon des voies pacifiques et parfois militaires.L’artiste du Sepik n’est pas anonyme. Il est reconnu comme artiste et il possède une cote qui dépend du jugement de son public. C’est cette cote qui lui permet d’avoir des commandes et qui détermine le prix de ses œuvres. Il y a bien sûr une tradition artistique mais elle n’impose pas ses critères. Dans le Sepik, en effet, la tradition n’est efficace que si elle est réactualisée. L’artiste du Sepik s’il veut maintenir sa cote doit se renouveler. Pour ce faire, il puise dans le creuset traditionnel pour en tirer de nouvelles données et de nouvelles interprétations qu’il traitera plastiquement. Il tient compte aussi de la volonté de ses commanditaires et de la situation historique et politique de son groupe dans le moment donné. Pour renouveler l’organisation interne de ses œuvres, plusieurs moyens sont à sa disposition. Il peut donner libre cours à l’invention de nouvelles solutions plastiques. Tous les moyens de l’art moderne sont depuis longtemps employés: collages, réemploi de matériaux divers et hétéroclites, détournement et perversion d’objets d’usage courant dans un souci esthétique, création de nouvelles données plastiques. Un autre moyen original consiste à acquérir auprès de collègues étrangers à sa population des motifs, des groupements de motifs, des éléments de composition, des éléments d’objet, voire même des objets entiers. Le créateur garde par devers lui le nom et le sens de ce qu’il vend et l’acquéreur y glisse le nom et le sens qu’il désire. De ce fait, le Sepik est un véritable tissu de voies de communication enchevêtrées où circulent tous les éléments esthétiques et tous les objets de la région. Impossible de déterminer, dans pareil cas, des zones stylistiques aux contours définis et stables, non plus que des objets univoques.On ne peut qu’être frappé par la distorsion entre le grand nombre de masques connus comme provenant du Sepik et le petit nombre d’informations précises les concernant. Devant cette carence, les auteurs ont trop tendance à attribuer au masque du Sepik des fonctions directement issues de l’imaginaire européen qui confinent au cliché: masque rituel, masque de danse, masque d’ancêtre, etc. La réalité est beaucoup plus souple et beaucoup plus diversifiée. Parfois même, ce que nous appelons masque n’en est pas un.Le cours moyen du Sepik est le lieu d’un intense foisonnement esthétique et culturel où dominent les cultures des fleuves Korewori et Korosomeri, affluents du Sepik, ainsi que celles des populations Iatmul et Tshuosh. Dans les premières les masques pratiqués sont généralement en vannerie enduite d’un crépi qui permet d’apposer des couleurs. On se sert de ces masques comme de cagoules et ils ont une fonction pédagogique. Ils font partie d’un ensemble d’objets qui jouent un rôle dans les grandes sagas mythiques, de soutien de la transmission des connaissances. Cette manière de jouer le savoir historique permet aux spectateurs jeunes et moins jeunes d’acquérir et de garder en mémoire les données fondamentales de l’histoire du groupe. Ces masques sont, ici, très typés car leurs formes permettent de repérer les personnages mythiques ou historiques qu’ils jouent et ainsi d’assurer une meilleure compréhension des scènes. Les populations Iatmul constituent un des groupes les plus importants du cours moyen du fleuve. Elles ont développé un certain nombre de moyens spectaculaires destinés à assurer l’ordre et la cohésion de la société. Leurs masques, de bois plein, ne sont pas destinés à être portés sur le visage. Ils sont conçus pour être intégrés dans un costume de feuilles, de plumes et d’écorces peintes dont le but est de modifier les proportions du corps humain et principalement les rapports qui existent entre la tête et le tronc. Dans un costume réussi, on ne doit pas savoir où se situe réellement la tête du porteur. C’est pourquoi le masque se porte en principe sur la poitrine, mais on peut lui attribuer une place différente et surprenante. Le but de cette modification soigneusement calculée est de rendre compte de la réalité à la fois humaine et surhumaine des esprits que le porteur représente pendant les cérémonies. Le masque n’est pas le seul «déguisement» des Iatmul. Ceux-ci ont institué un cyle cérémoniel appelé naven qui comporte des sortes de mascarades au cours desquelles les hommes se déguisent en femmes et les femmes en hommes. Ces travestissements se font à partir d’éléments spécifiques du costume pris dans un état lamentable. La fonction du jeu est de tourner en dérision, par l’intermédiaire de ces oripaux bouffons, les rôles réciproques des hommes et des femmes. Tout est inversé et caricaturé par ces costumes pervertis. Cette sorte de carnaval permet sans doute un défoulement des griefs réciproques.La région dite du Maprik est située dans une zone montagneuse assez éloignée du fleuve. Elle est habitée par les Abelam. Ceux-ci sont essentiellement des agriculteurs et leur production principale est l’igname. L’igname, tubercule de forme allongée, symbolise précisément la virilité. Au moment de l’arrachement des ignames a lieu une grande cérémonie, où les plus beaux produits sont recouverts de petits masques polychromes en vannerie qui achèvent de faire d’eux des hommes. Ces masques portent pour la plupart la grande coiffe des hommes, de forme ogivale. Cette coiffe-diadème représente le vol majestueux de l’aigle-pêcheur, symbole de puissance. Le porteur, lorsqu’il danse, se doit de mimer avec la coiffe les mouvements de l’oiseau. Les évocations les plus réussies donnent au danseur un surcroît appréciable de prestige. Dans une société d’agriculteurs-défricheurs, l’ennemi ambigu est la forêt envahissante et destructrice mais vitale. Celle-ci est représentée par le perroquet. Des masques-cagoules en vannerie polychrome le symbolisent et prennent place dans des cérémonies de conjuration implicite.Les Tin dama vivent dans une région marécageuse du bas Sepik (entre les fleuves Keram et Yuat). Leurs fêtes sont l’objet de répétitions et de mises en scène attentives et scrupuleuses. Pour certaines de ces fêtes ils fabriquent ou importent des masques. Les importations se font auprès de populations avec lesquelles les Tin dama ont des relations économiques. Les masques importés sont repeints pour cet usage précis. Ils entrent la plupart du temps dans des cérémonies non religieuses et uniquement théâtrales. Ils sont aussi le symbole et la marque des transactions commerciales et diplomatiques du village ou du groupe. Le spectacle devient alors une sorte de ballet politique où les pas et les costumes des danseurs représentent les transactions et leur évolution. D’autres masques sont fabriqués par les Tin dama. Ils entrent alors dans des cérémonies plus symboliques de l’ordre cosmique et social, comme celles de l’ouverture du deuil.Le bas Sepik est un véritable carrefour, une plaque tournante, le lieu constant d’un brassage de populations et d’objets. C’est pratiquement objet par objet et masque par masque qu’il faut récolter l’information. Ces analyses réservent souvent de fortes surprises. Depuis des décennies on a beaucoup glosé sur le type de masque à long nez. Cet appendice énorme a donné cours à de nombreuses interprétations. D’aucuns y voient un symbole viril des plus précis, d’autres un bec d’oiseau tout aussi symbolique, certains même une trompe d’éléphant, vague réminiscence d’influences improbables. En fait, comme souvent, l’explication est beaucoup plus simple et peut-être plus extraordinaire; ces masques se portent sur le front de manière très inclinée et la mode théâtrale du lieu veut que la danse soit tremblée. Le nez est là pour faire contrepoids aux muscles de tension de la nuque. Le poids et le contrepoids font trembler la tête du danseur qui s’efforce de raidir sa nuque et tout l’art consiste à rythmer ce tremblement selon les cadences indiquées par les grands tambours à fente. Il s’agit là de la résolution plastique d’un problème à la fois technique et esthétique. Dans cette même région on trouve des objets qui ont la forme et le volume d’un masque, et même d’un masque des plus parfaits. Cependant il n’en est rien. Il s’agit d’une sorte d’objet d’art qui n’est pas destiné à être porté. Il assure le prestige de son propriétaire qui l’a acquis ou fait réaliser à grand prix. Soigneusement protégé dans la maison, on le sort en de rares occasions pour le montrer à des amis ou à des personnes que l’on veut honorer, étonner ou ravir, et l’on discute sans fin des qualités de l’objet et du bon goût de son propriétaire.Comme toutes les zones côtières, la région de la côte nord de la Nouvelle-Guinée est riche d’ouvertures et d’influences. La côte nord a une position clef dans le système économique et politique de toute la région et assure, entre autres, la médiation entre la Grande Terre et les îles avoisinantes. Les objets, et surtout les masques, sont des témoins de cette situation plus que des acteurs cérémoniels. Chacun des motifs, chacune des peintures et des parures témoigne d’une relation ou d’une transaction précise. Le masque et la danse sont alors de véritables «objets symposiums» dont tous les éléments sont compréhensibles, lisibles, et lus.L’archipel BismarckL’archipel Bismarck est situé au nord-est de la Nouvelle-Guinée et comprend la Nouvelle-Irlande, la Nouvelle-Bretagne et les îles de l’Amirauté.L’art de la Nouvelle-Irlande s’exprime par des matériaux légers, des collages audacieux et une violente composition polychrome. À ce titre, c’est sans doute celui des arts océaniens qui s’éloigne le plus des canons esthétiques de l’Europe. C’est pourquoi, peut-être, il a suscité un engouement et un intérêt profond chez les surréalistes. Les masques, comme les sculptures, sont profondément liés à la vie sociale et politique du groupe et aux mises en place des parcelles foncières, mais aussi aux rituels funéraires. Le masque de Nouvelle-Irlande est une synthèse entre la sculpture à multiples éléments différents découpés dans des plans variés, et une polychromie qui assure la liaison de l’ensemble et lui donne son sens. Les masques sont traités sur une thématique générale relativement unitaire, mais l’artiste reste maître de sa composition et donne libre cours à sa créativité, en demeurant toutefois sous le contrôle des exigences de son commanditaire. Pour certains masques, la découpe des éléments qui entourent le visage est semblable à celle des sculptures; pour les autres, le nom de masque-heaume, encore que très ethnocentrique, peut convenir.En Nouvelle-Bretagne, la plus grande et la plus peuplée des îles de l’archipel, les masques semblent être de deux sortes. Ceux des populations sulka, à un ou plusieurs porteurs, sont faits en moelle de palmier sagoutier polychromé, et ceux des Baining sont réalisés en tapa de très fine texture monté sur une armature de baguettes de bois. Les couleurs sont le rouge, le noir et le blanc. Ces masques aux formes étonnantes semblent avoir un rôle prépondérant dans les cérémonies qui touchent aux funérailles et à la mort.Les masques de l’archipel Bismarck sont parmi les plus déroutants et peuvent parfois nous paraître extravagants dans leurs formes. Ils relèvent d’une conception esthétique complexe où l’élaboration de l’œuvre fait partie de l’œuvre elle-même car le produit fini n’est plus qu’un témoignage moribond de la créativité. D’ailleurs après avoir été vus et avoir fonctionné, ces objets sont abandonnés ou même détruits.Le VanuatuLes sociétés de la république du Vanuatu (Nouvelles-Hébrides) ont une structure sociale et politique basée sur des hiérarchies de grades complexes qui sont soit publiques soit secrètes. Au cours de sa vie, chacun des hommes a la possibilité, s’il en a les moyens économiques, de parcourir le cursus des différents grades. À chaque changement de grade correspond un changement de statut social. Les prises de grades sont l’occasion de grandes cérémonies où l’impétrant est honoré et acquiert les insignes correspondant à sa nouvelle place dans la hiérarchie. L’ensemble de la création plastique s’organise autour de ces moments forts de la vie des groupes. Les insignes sont généralement communs aux grades des sociétés publiques et des sociétés secrètes. Cependant le masque correspond uniquement aux grades des initiés aux sociétés secrètes. Les masques qui ne sont pas secrets (bien qu’en principe les femmes doivent les ignorer et surtout ignorer ceux qui les portent) n’ont aucun caractère religieux; ils ne sont que le symbole d’un prestige accru. Quand certains masques font référence à un mythe, c’est que celui-ci occupe une place dans l’expression de la hiérarchie. À côté de ces masques des sociétés de grades, il en existe de nombreux autres qui correspondent à des sociétés, elles aussi secrètes, qui coexistent en parallèle. La forme des masques est très diverse selon les variantes en usage. Sur l’île de Malekula, si les pièces sont différentes, la structure et la technique sont sensiblement les mêmes. Les masques sont constitués d’un morceau de tronc de fougère arborescente ou d’une structure de bambous éclatés et liés entre eux. Sur cette base on appose un enduit plus ou moins épais de matières végétales broyées avec du lait de coco ou des sucs de plantes. Les sculptures (visages et personnages) qui ornent le masque sont modelées dans la même matière. La coiffure de ces masques est faite d’épaisses toiles d’araignée et de plumes ou de feuilles multicolores. Le tout est peint dans les couleurs traditionnelles: blanc, rouge et noir. L’utilisation massive du bleu de lessive date de son introduction par les Européens vers la fin du XIXe siècle. À Ambrym, il existe un autre type de masque appelé rom et fait de feuilles de bananier tendues sur des baguettes de bois ou de bambou, et enduites soit de terres colorées, soit d’un crépi végétal sur lequel on appose des couleurs. Les masques rom représentent un visage composé de deux triangles opposés. À ce visage viennent s’ajouter des franges de feuilles de bananier et un panache de plumes et/ou de feuilles.On peut se demander si au Vanuatu, comme ailleurs dans le Pacifique, le terme de masque recouvre bien la réalité et convient bien, avec tout ce qu’il implique pour nous. En effet, en dehors des objets dont nous venons de parler, il existe de multiples formes de masques allant de la plus simple expression (un cône de bambou sur la tête ou une toile d’araignée) à des élaborations beaucoup plus sophistiquées qui ne se portent pas sur le corps mais sont plantées sur des perches près des plates-formes de prises de grades. Il existe même des masques qui correspondent bien à la définition que nous donnons de cet objet mais qui ont un rôle de divertissement et ne viennent pas s’intégrer réellement, à notre connaissance, dans le système rituel.La Nouvelle-CalédonieLe masque calédonien est probablement le plus typé d’Océanie. C’est aussi celui qui reste le plus mystérieux quant à son rôle exact et ce d’autant qu’il n’est plus porté, du moins au vu et au su des Européens. Il est, en outre, celui qui a suscité le plus de controverses et le plus de jugements négatifs sur les populations qui le fabriquaient. Sa forme et son volume s’intégraient trop bien dans les critères du monstrueux et du grotesque de nos sociétés. Il est attesté au centre et au nord de l’île. Il semble lié à l’existence des chefferies de cette région. Ces différents aspects ne sont pas issus d’une mythologie multiple mais représentent les différents avatars d’un même et seul personnage qui est à la fois le démiurge Gomawe et le Maître du pays des morts. Le masque calédonien est composé de trois parties: la face, la coiffure, et le manteau de plumes. La face est faite de bois tendre, contrairement aux autres pièces de la sculpture calédonienne qui sont en bois dur et imputrescible. Elle est de forme convexe et se termine vers le bas en carré tandis que vers le haut elle est en pointe. Les yeux sont ovales, les arcades sourcilières fortement marquées et le nez est très puissant, en bec de perroquet. C’est la valeur du nez qui caractérise l’esthétique du visage et détermine les composantes de son relief. La bouche est légèrement concave et les dents sont soigneusement sculptées. Les dents cassées sont un artifice du sculpteur et permettent au porteur de voir, car sa tête est à la hauteur de la bouche. Le visage est généralement enduit d’un vernis noir obtenu à partir de la noix du bancoulier grillée et de certaines résines. Certains masques ont la bouche sertie de baies rouges d’arbrus precatorius .La coiffure est monumentale. Elle se compose d’un couvre-nuque surmonté d’un cylindre plus ou moins grand, recouvert de cheveux. Ces cheveux sont ceux des porteurs de deuil coupés à la fin du cycle funéraire et conservés à cet usage. Des tresses encadrent le visage et une barbe carrée dissimule le bas du masque. Au-dessous de la barbe part un grand manteau, fait d’un filet où sont accrochées par paquets de trois ou quatre des plumes noires et luisantes de notou (pigeon de grande taille spécifique de Nouvelle-Calédonie). Il est possible que cette robe noire symbolise l’humidité féminine.Le symbolisme du masque traduit plastiquement tout ce qui a trait à la vie. Le porteur de masque est l’image de la fécondité comme celle du Maître du pays des morts. Le masque n’est pas un objet de culte mais porte en lui tous les privilèges comme tous les dangers du déguisement et du travestissement. En Océanie, le développement de l’art du masque semble être lié au développement des chefferies, qui sont en grande rivalité pour sa possession et sa maîtrise.
Encyclopédie Universelle. 2012.